Les universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) sont confrontées à une combinaison d'évolutions et de réformes qui dégradent leur efficacité et leur attractivité: enveloppe fermée se traduisant par une diminution graduelle des moyens par étudiant, remise en cause des soutiens à la recherche, et une réforme des pensions dont les mesures se traduiront, à terme, par une baisse de 30 à 40% de la pension.
A moins d'inverser ces tendances, la qualité de l'enseignement et de la recherche dans nos universités déclinera ce qui mettra gravement en péril leur attractivité. Nous appelons nos responsables politiques à réagir pour éviter cette catastrophe tant qu'il est encore temps.
“Une région prospère est une région qui forme du capital humain de haut niveau et qui est capable d'intégrer la science et l'innovation dans son économie”.
-- Paul Romer, Prix Nobel d'économie, 2018
Le développement économique d'une région dépend du niveau de formation de son capital humain, de l'excellence de sa science et de sa capacité à innover. Le niveau d'éducation d'une région détermine son développement économique (PIB régional et taux de croissance)[i]. A l'inverse, une formation du capital humain de faible niveau limite fortement le développement économique en limitant l'innovation[ii].
L'édification du capital humain et l'innovation se font dans les universités.
Disposer d'universités de très haut niveau est une condition nécessaire à la croissance économique d'une région et d'un pays. Elles transmettent les compétences dont l'ensemble de la société bénéficie. Elles seules ont la capacité de délivrer les diplômes de docteur en science. L'apprentissage de l'art de faire de la recherche se fait bel et bien dans les universités même pour ceux qui l'exerceront dans les entreprises locales.
En complément des activités d'enseignement, la recherche menée à l'université est un vecteur de progrès technologique et de développement économique. Le lien causal entre la qualité de la science universitaire et la valeur des inventions est démontré : une science d'excellence génère directement des inventions à fort impact technologique et commercial[iii].
La recherche scientifique est la seule arme crédible dont l'humanité dispose pour répondre à des menaces qui la mettent en danger : changement climatique, détérioration de l'environnement, recrudescence des épidémies, vieillissement de la population, etc… La recherche est indispensable pour proposer des solutions aux problèmes sociétaux. C'est ainsi que lors de la crise du Covid-19, les universités sont venues à la rescousse de l'État pour développer la plateforme nationale de testing au moment où les entreprises pharmaceutiques, dans lesquelles l'Etat avait mis tous ses espoirs, peinaient à le faire. Les universités ont ainsi rappelé que le plus grand potentiel de réaction face aux problèmes sociétaux se trouve dans le service public.
Les pays du monde entier se disputent les talents scientifiques les plus brillants.
La capacité d'une université à innover et à former des étudiant(e)s de haut niveau dépend de l'excellence de sa recherche. La mise en œuvre d'une recherche d'excellence requiert de pouvoir recruter les cerveaux les plus brillants, capables de mener des recherches reconnues internationalement. Ces leaders de tout premier plan sont rares. Les universités leur garantissent la liberté nécessaire à l'expression de leur créativité, raison pour laquelle ils y font leur carrière.
Mais il serait illusoire de penser que ces grands talents s'installent par défaut dans les universités de leur région. Ils pérennisent leurs activités de recherche là où les conditions de travail sont les plus intéressantes. Pour inciter les meilleurs éléments à les rejoindre, un nombre croissant d'universités met en place des politiques attractives incluant un budget annuel significatif, du personnel de support, des infrastructures de pointe, des plans de rémunération et de retraite compétitifs. Les académiques de la FWB n'ont pas accès à de telles conditions de travail. Beaucoup s'expatrient, ou plus simplement franchissent la frontière linguistique de notre pays. Certains, parmi ceux qui restent, parviennent miraculeusement à se maintenir sur la scène internationale hyper-compétitive, mais au prix d'efforts titanesques.
Dans ce contexte, depuis plusieurs années, les universités de la FWB peinent à recruter les talents les plus brillants. Certaines jeunes recrues décident de quitter leur poste, parfois après moins de deux ans d'entrée en fonction, pour des institutions leur offrant de meilleures conditions de travail, notamment en Flandre. En effet, le budget consacré à la recherche dans les universités flamandes est significativement plus élevé que celui en FWB. Par exemple, celles-ci offrent un crédit d'installation pour développer une équipe de recherche d'environ 100 000 euros à leurs nouveaux professeurs contre 2500 euros en FWB.
Des réformes gouvernementales qui asphyxieraient la recherche et mettraient en péril la situation financière des universités de la FWB.
Actuellement, le financement par les pouvoirs publics de la recherche scientifique de pointe en Belgique francophone est en deçà des objectifs européens (i.e. 1% du PIB) avec 655 M€ (0,55 % PIB) là où la Communauté flamande y dépense 1 598 M€ (0,88 % PIB) (référence 1). En 2019, les précédents ministres avaient été sensibilisés à ces problèmes via le manifeste des Vice-Recteurs à la Recherche et avaient apporté des solutions qui selon les plans du gouvernement sont condamnées à disparaître aussitôt[iv].
Au fédéral, des réformes prévoient une disparition de la politique scientifique fédérale, un démantèlement de l'Agence Scientifique Belge pour la recherche, une réduction du budget de l'Académie des Sciences. Une menace encore plus sérieuse et imminente concerne des modifications envisagées du régime de dispense du versement du précompte pour les chercheurs avec des conséquences désastreuses pour le fonctionnement des universités, du F.R.S.-FNRS et des hôpitaux universitaires. On parle ici de faillite.
Le gouvernement wallon n'est pas en reste et envisage la réduction drastique voire la disparition du Wallon ExceLlence Research Institute (WELRI) dédié à la recherche stratégique en nouvelles technologies et biotechnologies (WEL-T et WELBIO). Cet institut virtuel de la Région Wallonne avait été créé en 2019 afin de combler le retard majeur accusé par la Belgique francophone dans le financement de la recherche stratégique comparé à la Communauté flamande, celles-ci investissant respectivement 6 M€/an contre 200 M€/an dans ce secteur (chiffres 2019). En 2022, le budget de WELRI avait été porté à 24,75 M€/an. Ce financement serait aujourd'hui remis en question.
La réforme des retraites : le coup fatal pour les Universités francophones
La réforme des pensions envisagée par le gouvernement est inédite par son approche et l'ampleur de son impact. Elle va provoquer, non pas une baisse graduelle, mais une chute brutale à terme du niveau des pensions des académiques avec une perte estimée entre 30 et 40%. En effet, les académiques – avec les magistrats – sont les seuls à subir l'ensemble des mesures préconisées dans la réforme, alors que le second pilier n'est pour l'heure qu'un vœu pieux.
Le régime des retraites des académiques peut sembler très avantageux si on le compare à d'autres. Encore faut-il comparer ce qui doit l'être. Tout d'abord, on entre généralement tard dans la carrière académique. Le métier de professeur(e) d'université requiert la réalisation d'une thèse de doctorat et de plusieurs séjours postdoctoraux afin d'accumuler les savoirs. Typiquement, on entre dans les premiers échelons de la carrière académique vers 35-40 ans. Ensuite, les retenues effectuées à la source sont censées alimenter le fonds de pension. Enfin, la réforme proposée n'est que la dernière d'une longue suite de diminutions ou de suppressions de dispositions qui rendaient la carrière attractive : suppression d'abord de l'éméritat financier et instauration d'une retraite équivalant à 75% du dernier salaire, ensuite instauration d'un plafond, inférieur au 75%, puis calcul du montant de la retraite sur les cinq puis les dix dernières années, enfin modifications du calcul des tantièmes, et maintenant, prise en compte à terme de la totalité des années d'activité, et suppression de l'indexation du plafond. Ces conditions ne vont pas attirer dans nos universités francophones les meilleurs chercheurs internationaux.
Les personnes entrant tardivement dans la carrière académique entre 45 et 55 ans seront rapidement et particulièrement impactées en l'absence d'un second pilier de pension. Dans ce contexte, un chercheur du F.R.S.-FNRS n'aura plus aucun intérêt à passer dans le corps académique ce qui mettra un frein brutal aux académisations des F.R.S.-FNRS dans les universités. Le F.R.S.-FNRS perdra ainsi les bénéfices d'un flux sortant de chercheurs permanents, bloquant ainsi le recrutement de nouveaux chercheurs qualifiés, chercheurs d'excellence essentiels au fonctionnement des universités.
Vers un décrochage irréversible des Régions francophones
Cette réforme fédérale est une réforme de l'Etat déguisée, qui, combinée au désinvestissement de la Région wallonne, va mettre fortement à mal les universités francophones dans un contexte d'appauvrissement général de la recherche en FWB. La Communauté flamande aurait déjà prévu un deuxième pilier, semblable à ce qui existe dans le privé, pour compenser la baisse des pensions légales des académiques des universités flamandes, lesquelles sont à charge de l'Etat fédéral. Ce deuxième pilier n'est en revanche pas sérieusement envisagé en FWB, qui n'en a probablement pas les moyens (Un trou vertigineux).
A côté de cette situation catastrophique pour la FWB, nos voisins Flamands continueront de bénéficier, pour former l'élite et contribuer au développement économique, d'universités classées dans le top mondial (https://www.ewi-vlaanderen.be/en/sti-in-flanders). Cette différence de niveau, déjà très défavorable à la FWB et la Région Wallonne, rendrait encore plus difficile le recrutement des talents en FWB, anéantissant l'attractivité d'une région, de ses universités et de son économie. Les professeurs en place seraient poussés à trouver des alternatives (emploi supplémentaire dans le privé, activité libérale, montage de société, etc.) pour compenser cet anéantissement de leurs conditions de travail. Ils ne presteraient ainsi plus les très nombreuses heures supplémentaires qu'ils offrent gratuitement à l'Etat chaque année.
Avoir le courage de sauver les universités francophones de l'effondrement pour un avenir lumineux.
Aucun autre secteur aussi crucial pour la société et l'économie n'a connu une combinaison aussi rapide et intense de réformes affectant négativement ses conditions de travail. Les universités de la FWB ont pu résister jusqu'ici mais ces réformes vont engendrer une spirale négative sans précédent qui, sans retour à la réalité de la part du monde politique, conduira à l'effondrement de la qualité de la recherche et des formations dans les universités de la FWB avec des répercussions catastrophiques, rapides et irréversibles pour l'économie wallonne. Les universités de la FWB étaient jusque-là sur le fil. Elles vont maintenant s'effondrer.
Nous appelons le monde politique de la RW et de la FWB à prendre urgemment la mesure du désastre annoncé et d'avoir le courage et la vision de soutenir et défendre ses Universités pour que, comme ambitionné dans la déclaration gouvernementale de la région wallonne, l'avenir de notre région s'éclaire.
Texte rédigé par :
Marilaure Grégoire, Professeure, Directrice de recherche honoraire du FNRS, ULiège
Pierre-Guillaume de Méon, Professeur, ULB
Michel Crucifix, Professeur, Directeur de recherche honoraire du FNRS, UCLouvain
Anthony Cleve, Professeur, UNamur
Marc Demeuse, Professeur, UMons
[i] Gennaioli, N, R La Porta, F Lopez de Silanes and A Shleifer (2013)“ Human Capital and Regional Development,” Quarterly Journal of Economics 128(1), 105-164.
[ii] https://www.institutavantgarde.fr/dialogue-avec-xavier-jaravel-pour-une-vision-systemique-de-linnovation/
[iii] POEGE, Felix, HARHOFF, Dietmar, GAESSLER, Fabian, et al. Science quality and the value of inventions. Science advances, 2019, vol. 5, no 12, p. eaay7323.
[iv] Note des Universités sur le financement et l'organisation de la recherche scientifique universitaire en Belgique francophone, 2019.